LES HOMMES D’AFFAIRES DE LA RENAISSANCE ET L’“ESPRIT DU CAPITALISME”

Actes du colloque Réglation 2003, article de S. Walery

(fichier au format pdf non modifié)


L’exemple de la lettre de change

L’Expansion Médiévale (de l’an Mil au XIVème siècle) se caractérisa, entre autres, par

un important renouveau des activités commerciales, depuis le niveau des colporteurs et du

petit commerce local, jusqu’à celui des gros négociants en charge des flux à long rayon,

principalement le long de l’axe reliant l’Italie du Nord à la Flandre. Pour autant, et même à

l’échelle des flux “internationaux”, les activités commerciales médiévales se développèrent

dans un univers de contraintes de tous ordres, (techniques, monétaires, réglementaires,

ecclésiastiques, organisationnelles, mentales… ) que, globalement, les marchands médiévaux

acceptaient comme des données intangibles.

Dans le cadre des bouleversements et redéfinitions qui affectèrent l’Europe du XIVème

au XVIème siècles,1 les Hommes d’Affaires de la Renaissance (HAR), constituant une minorité

au départ infime de la classe marchande, vont progressivement mais radicalement transformer

leur rapport aux contraintes. De façon quelque peu triviale, on pourrait dire qu’il ne s’agit

plus pour eux, de développer leurs activités et leurs gains dans un univers de contraintes

intangibles, mais au contraire d’échapper à celles-ci ou de les repousser, par quelque moyen

que ce soit, afin de laisser libre cours à l’accumulation du capital.

On se propose ici, dans la perspective initiée par Fernand Braudel, de mettre en

évidence l’ingéniosité et la créativité que déployèrent les HAR, pour élargir, contourner,

dépasser, supprimer, les contraintes de tous ordres entravant le développement de

l’accumulation du capital.2 Cette créativité institutionnelle, conventionnelle,

comportementale, organisationnelle et technique, visant à façonner et à transformer la réalité

matérielle dans le seul souci de répondre aux nécessités de l’accumulation, constitue ce que

nous appellerons l’esprit du capitalisme, dont les HAR, en tant que groupe,3 étaient porteurs.

Si cette créativité concrète occupe une place éminente dans l’émergence du

capitalisme, c’est qu’elle est le vecteur par lequel se matérialise, dans l’ordre social, la

logique d’accumulation du capital.

Avec les HAR, les impératifs de l’accumulation commencent, très “localement”, à façonner

l’organisation sociale et les comportements individuels ; avec les HAR, commencent à

s’esquisser et à s’affirmer des comportements, des relations, des règles, des conventions, des

institutions… tous éléments, produits de la longue durée, et que l’économie pure ignore, en

les considérant, au moins implicitement, comme naturels, universels ou immanents à son

homo economicus.4

1 « La vision du monde et les modes de la vie, les conditions matérielles comme les approches spirituelles, les

sentiments individuels comme les équilibres collectifs, tout cela n’a pas simplement évolué ; c’est d’un

bouleversement général qu’il s’agit. » (J. F. Bergier. In : Margolin, 1977, p 13)

2 « Insistons sur cette qualité essentielle pour une histoire d’ensemble du capitalisme : sa plasticité à toute

épreuve, sa capacité de transformation et d’adaptation. S’il y a, comme je le pense, une certaine unité du

capitalisme, (…) c’est là qu’il faut, en première instance, la situer et l’observer. » (Braudel, 1979. Tome 2, p

382)

3 C’est pourquoi on parle d’“esprit du capitalisme” et non d’“esprit capitaliste”, terme qui renverrait aux

mentalités individuelles des HAR.

4 « Toutes les capacités et les dispositions que la théorie de l’action rationnelle accorde libéralement à son

“acteur” abstrait ne peuvent s’acquérir que dans certaines conditions économiques et sociales bien définies. »

(Bourdieu, 1992, p 100)

« L’individuel s’est fondu dans le social parce que ce dernier était déjà présent avant tout échange dans la

conscience de l’individu isolé. » (Aglietta, Orléan, 1982, p 31)

FORUM DE LA RÉGULATION 2003 : S.Walery 2/2

Rendre compte de l’ingéniosité et de la créativité des HAR impose d’entrer un tant

soit peu dans les détails ; seule une étude un peu précise des contraintes, adaptations et

innovations, peut permettre d’appréhender concrètement l’esprit du capitalisme à travers les

comportements, activités, règles, institutions et organisations des HAR. Dès lors, étant donné

la multiplicité et la diversité des innovations de toute nature que ceux-ci développèrent, il

convient nécessairement, dans le cadre de cette communication, de se limiter à un champ

relativement étroit.

Dans cette perspective, on s’intéressera à la lettre de change et à ses prolongements.

D’une part, parce qu’elle est, à la fois, instrument de paiement, de change et de crédit, trois

“domaines” centraux dans le processus d’accumulation par l’échange qui fonde le capitalisme

commercial des origines5 ; d’autre part, parce qu’elle est une illustration particulièrement

riche de l’ingéniosité et de l’inventivité collectives des HAR.

Après avoir rappelé les obstacles et contraintes de tous ordres qui, à la fin du Moyen

Age, pesaient sur l’organisation des paiements, du change et du crédit, et entravaient ainsi le

grand commerce que privilégiaient les HAR, on montrera comment les lents développements

de la lettre de change et de ses prolongements leur permirent de contourner ces contraintes,

pour “donner de l’air” à l’essor de leurs activités. Afin de présenter de façon progressive et

cohérente le système complexe ainsi élaboré, on distinguera les apports de la lettre de change

et de ses perfectionnements en matière de paiements à distance, de ceux en matière de crédit.6

Un univers de contraintes

Le grand commerce, ou commerce au loin, fut, de la Renaissance au XVIIIème siècle, le

champ d’activités privilégié des hommes d’affaires, le domaine de prédilection du capitalisme

commercial. Son accélération décisive, avec les grandes découvertes de la Renaissance, fut

sans doute la manifestation la plus visible de l’émergence du capitalisme.7 Or, dès

l’Expansion Médiévale, l’essor du commerce à long rayon fut en permanence contrarié par un

certain nombre de contraintes pesant sur l’organisation des paiements associés à ce type

d’échanges. Dans la mesure où le troc marchandise contre marchandise n’était que rarement

possible ou adéquat, l’essor du grand commerce supposait la multiplication du nombre et de

la valeur des paiements à distance, ce que les conditions monétaires de l’époque rendaient très

problématique.

Comme les paiements s’effectuaient alors presque exclusivement en espèces

métalliques, le grand commerce se trouvait confronté à des problèmes très concrets, tels que

le poids, l’encombrement et les difficultés diverses alors liées au transport, sur de longues

5 « Avec la lettre de change ce n’est rien de moins que l’invention du capitalisme. (…) En tant qu’instrument de

transfert de dette, elle est source d’un dynamisme monétaire privé qui est à l’origine du capitalisme. » (Aglietta,

Orléan, 2002, p 141, 142)

Michel Aglietta et André Orléan ayant récemment insisté sur la place éminente de la lettre de change et de ses

prolongements dans l’émergence du capitalisme, il convient de préciser que la perspective ici adoptée diffère

sensiblement de la leur, même si la complémentarité et les convergences apparaissent évidentes. D’un point de

vue “technique”, alors qu’Aglietta et Orléan appréhendent la lettre de change avant tout du point de vue de la

monnaie et du change, l’optique ici adoptée est plutôt centrée sur les paiements et le crédit ; elle est aussi plus

proche du concret. Plus généralement, la lettre de change n’est pas ici envisagée comme l’élément décisif de la

mutation monétaire qui fonde l’émergence du capitalisme, mais comme l’une, certes éminente, des multiples

innovations portées par les HAR, et dont la combinaison constitue l’émergence du capitalisme.

6 Cette démarche, visant à éclairer du mieux possible l’ingéniosité et la créativité des HAR, induit deux biais,

courants en analyse de longue durée : d’une part une certaine prise de distance avec la chronologie stricto sensu,

et surtout, une tendance à estomper le foisonnement, les tâtonnements et les voies sans issue, donnant ainsi au

processus d’innovation une cohérence et une homogénéité quelque peu artificielles.

7 « Le commerce au loin a, sans doute, tenu le premier rôle dans la genèse du capitalisme marchand, il en fut

longtemps l'ossature.» (Braudel, 1979. Tome 2, p 355)

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distances, de grandes quantités de pièces ou de lingots. A cela s’ajoutaient, bien entendu, les

risques encourus du fait de la sécurité très relative des routes terrestres et maritimes, ainsi que

des délais considérables, dûs à la lenteur des transports de l’époque, et qui tendaient, de fait, à

estomper la frontière entre paiement à distance et crédit.

Par ailleurs, l’essor des paiements associés au grand commerce pâtissait d’une pénurie

chronique de métaux “monétaires”, et donc de moyens de paiement. Au moins jusqu’au

milieu du XVème siècle, cette pénurie demeura une contrainte lourde ; elle fut alors atténuée

par la production des mines d’argent et de cuivre d’Europe Centrale, et en particulier du

Tyrol, ainsi que par l’or de l’aventure portugaise le long des côtes occidentales de l’Afrique.

Ce n’est cependant qu’au XVIème siècle, que la pénurie laissera progressivement place à

l’abondance, avec l’or des Caraïbes, puis l’argent du Mexique et du Potosi.

Parallèlement, du fait du tri-métallisme (or-argent-cuivre), de l’éparpillement de la

frappe monétaire, et des manipulations dont les titres des monnaies faisaient régulièrement

l’objet, et qu’encourageait la pénurie, on comptait à l’échelle de l’Europe plusieurs centaines

de pièces différentes en circulation. Si, bien sûr, les HAR échappèrent partiellement à cet

éparpillement en sélectionnant, pour leurs activités, quelques monnaies d’or ou d’argent

dominantes à l’échelle régionale, ils n’en étaient pas moins confrontés en permanence au

problème du change, de sa complexité et de son instabilité.8

Enfin, l’essor du grand commerce souffrait, naturellement, des contraintes

particulièrement lourdes pesant sur le crédit. D’une part, depuis le Haut Moyen Age, la

condamnation ecclésiastique du prêt à intérêt, largement relayée par les pouvoirs

administratifs, et bien qu’imparfaitement respectée, entravait le développement des activités

économiques d’envergure.9 D’autre part, l’absence d’intermédiation financière interdisait tout

“système”, ne laissant place qu’à des opérations ponctuelles.10

8 Instabilité liée, entre autres, aux variations du titre des monnaies, et à celles du rapport or/argent, lequel en

outre, n’était pas forcément identique, à un instant donné, dans toutes les régions de l’économie-monde

occidentale.

9 Le prêt à intérêt fut officiellement interdit par l’Eglise dès les conciles d’Elvire (300) et de Nicée (325), mais

en Occident, cette interdiction ne fut relayée, dans le domaine administratif, que par Charlemagne et ses

successeurs, à travers différents capitulaires. Sans doute le nombre croissant des entorses à la règle explique-t-il

la réaction de la fin du XIIIème et du début du XIVème siècles : multiplication des procès et des sanctions, tandis

qu’en 1311, Clément V, le premier pape avignonnais, demandait à tous les souverains chrétiens de réaffirmer

l’interdiction du prêt à intérêt.

10 On peut noter que l’intermédiation se développa d’abord à l’échelle des paiements locaux. Au XIIIème siècle,

l’essor commercial, conjugué au morcellement monétaire, engendra la présence, dans toutes les grandes villes

marchandes, de quelques dizaines de changeurs. Peu à peu, ces changeurs acceptèrent des dépôts, puis se mirent

à procéder à des virements, sous forme de jeux d’écriture, dans leurs livres de comptes. C’est ainsi qu’au XIVème

siècle, en Italie du Nord, se développèrent les “banques d’écriture”. Dès lors que les différents banquiers d’une

place disposèrent de comptes les uns chez les autres, on vit se développer, à l’échelle locale, des systèmes de

paiements avec intermédiation permettant une grande économie de mouvements d’espèces métalliques.

FORUM DE LA RÉGULATION 2003 : S.Walery 4/4

Payer à distance

C’est avec le contrat de change que s’amorce, au XIIIème siècle, le long processus

d’innovation11 qui allait peu à peu permettre de contourner ou de dépasser la plupart des

contraintes pesant sur les paiements à distance.

A la base, le contrat de change, est un acte signé devant notaire, et qui scelle, entre

deux agents, un accord "mettant en jeu" deux monnaies, deux instants et deux lieux. Par

exemple : à Florence, un agent X verse une certaine quantité de florins d’or à un agent Y,

celui-ci s'engageant en retour à payer (à "rembourser") une quantité définie de gros d'argent, à

Bruges, et à une date fixée ; grâce à l'intermédiation de l'agent Y, l'agent X est ainsi en

mesure, depuis Florence, de payer quelqu'un à Bruges, sans avoir à se préoccuper du

mouvement des espèces et du change.

Bien entendu, un tel contrat n'a d'intérêt que dans la mesure où il ne se limite pas à

reporter sur l'agent Y la charge de l'opération de change et du transport des pièces. Pour cela,

la solution la plus élémentaire consiste, pour l’agent Y, à utiliser les florins reçus pour

acheter, à Florence, des marchandises qui seront transportées à Bruges, où elles seront

revendues contre des gros de Flandre, lesquels permettront de réaliser le paiement final. On

observe ainsi que, même dans sa forme la plus rudimentaire, le contrat de change permet une

certaine autonomie de la circulation monétaire à long rayon par rapport aux mouvements

d'espèces métalliques, et qu’il est, intrinsèquement, à la fois instrument de paiement, de

change et de crédit.

Pour peu que les relations entre deux places commerciales deviennent suffisamment

intenses pour se traduire par de multiples paiements croisés, et qu'existent, sur chaque place,

quelques intermédiaires importants traitant un nombre significatif de contrats de change, il

devient particulièrement intéressant, pour ces intermédiaires, de se rencontrer de temps en

temps, à l'occasion de foires de marchandises,12 afin de procéder à des compensations. Ainsi,

pour reprendre l'exemple mentionné, des intermédiaires florentins et des intermédiaires

brugeois peuvent-ils échanger leurs engagements respectifs, évitant ainsi bien des

mouvements inutiles d'espèces métalliques. Même le paiement en espèces du solde des

compensations peut être évité, grâce au système du dépôt, qui consiste, pour deux

intermédiaires, à signer un contrat de change, dans lequel le solde des compensations apparaît

comme le versement d'un intermédiaire à l'autre, le second s'engageant à en effectuer le

remboursement, dans une monnaie définie, lors d'une prochaine foire.

A partir du XIVème siècle et de l'Italie du Nord, le recours de plus en plus fréquent au

contrat de change, pour la réalisation des paiements à distance, conduisit à des évolutions qui

en facilitèrent et en uniformisèrent l'usage.13 D'une part, le contrat très détaillé et signé devant

notaire céda peu à peu la place à une simple lettre. D'autre part, la lettre de change fit de plus

en plus systématiquement appel à une double intermédiation, mettant ainsi en jeu quatre

acteurs distincts : le donneur, qui, résidant d'une place, désire réaliser un paiement sur une

autre place ; le tireur, intermédiaire sur la place initiale, et qui encaisse la somme versée par

le donneur ; le tiré, intermédiaire sur la place finale, et qui, à l'échéance et dans la monnaie

initialement prévues, verse la somme fixée au bénéficiaire, ultime destinataire de l'opération.

11 Sans doute convient-il de souligner que bon nombre des instruments qui vont être évoqués ne sont pas de

“pures” inventions de l’Europe de la Renaissance, et que, sous des formes souvent plus embryonnaires, ils

avaient été utilisés auparavant dans d’autres économies-monde, et en particulier dans le monde musulman. De ce

point de vue, l’originalité ou la “nouveauté” de la Renaissance européenne réside plus dans la systématisation de

l’intermédiation et dans le degré de perfectionnement, l’articulation et l’utilisation à grande échelle des différents

instruments, que dans chaque instrument en tant que tel.

12 On peut rappeler à cet égard la grande prospérité dont jouirent, au XIIIème siècle, les foires de Champagne

(Troyes, Bar sur Aube, Lagny sur Marne, Provins), situées à mi-chemin des deux pôles les plus dynamiques de

l’économie-monde européenne.

13 Voir en particulier : de Roover (1953).

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A charge, bien sûr, pour le tireur et le tiré, de s'organiser pour compenser, d'une façon ou

d'une autre, le crédit du premier et le débit du second.

L'usage de la lettre de change à double intermédiation, ou change tiré, tendit à se

généraliser au XVème siècle, au fur et à mesure que se renforçaient les réseaux internationaux

de succursales, filiales, agents ou commissionnaires, développés par les hommes d'affaires de

premier plan. En effet, dans la perspective de la circulation monétaire à long rayon, le change

tiré est d'autant plus efficace que les compensations sont aisées, et donc que les relations entre

tireur et tiré sont étroites ou directes. De ce point de vue, les grandes sociétés disposant de

représentations sur toutes les places commerciales importantes, offraient bien des facilités.

Par exemple, pour les paiements de Florence à Bruges, et inversement, le recours aux services

d'une grande maison internationale telle que celle des Médicis, limitait l'essentiel de la

circulation monétaire à de simples jeux d'écriture. Pour les paiements de Florence à Bruges, la

maison-mère de Florence faisait office de tireur, et la filiale de Bruges de tiré ; bien sûr, les

rôles étaient inversés pour les paiements de Bruges à Florence. Les paiements réalisés à

Bruges, par la filiale, pour le compte de la maison-mère, étaient ainsi directement compensés

par les paiements réalisés à Florence, par la maison-mère, pour le compte de sa filiale

brugeoise. Et quand bien même l'existence d'un déséquilibre persistant conduisait à organiser

périodiquement des mouvements d'espèces, ceux-ci étaient sans commune mesure avec le

montant global des paiements réalisés.

Ainsi, la systématisation de la double intermédiation et le recours aux grands réseaux

internationaux, en permettant d'éviter les détours et délais qu'imposait l'organisation des

compensations lors de la tenue des grandes foires de marchandises, amélioraient-ils

sensiblement l'efficacité de la lettre de change, du point de vue de l'organisation des

paiements à distance et de la circulation monétaire à long rayon. Pour fournir un ordre de

grandeur de l'économie de mouvements d'espèces que le change tiré et les compensations

autorisaient, on peut citer le cas d'un homme d'affaires génois du milieu du XVème siècle,

Giovanni Piccamiglio, qui, en un peu moins de quatre ans, et toutes "destinations"

confondues, réalisa des opérations de change tiré pour un montant total de 160 000 lires, les

flux en numéraire ne portant que sur 12 000 lires, soit 7,5% du total.14

Un nouveau pas, dans l'émancipation de la circulation monétaire à long rayon par

rapport aux mouvements d'espèces, fut franchi avec l'endossement des lettres de change et la

montée en puissance de pures foires de paiements.

L'endossement des lettres de change, apparu en Italie au début du XVème siècle, et dont

l'usage se généralisa peu à peu aux XVème et XVIème siècles, élargit très sensiblement les

possibilités de compensation, jusque-là limitées à des transactions directes entre deux

intermédiaires. En permettant le passage de main en main des lettres de change, il rendait en

effet possibles des procédures de compensation mettant en jeu un nombre a priori illimité

d'intermédiaires, et tendait à faire de la lettre de change un véritable substitut à la monnaie

métallique. Alors que le volume des paiements à distance ne cessait de s'accroître, la pratique

de l'endossement ouvrait ainsi la voie à l'émergence d'un système global de compensation.

C'est ce que traduisit le développement progressif de pures foires de paiements, telles

celles de Lyon, de Besançon, de Plaisance ou de Medina del Campo, au cours desquelles,

grâce à un jeu complexe de virements, d'endossements et de compensations, de grands

hommes d'affaires européens soldaient, à intervalles réguliers et avec un minimum de

mouvements d'espèces, une part croissante des paiements internationaux. C'est ainsi,

qu'évoquant l'activité des foires lyonnaises au début du XVIIème siècle, un observateur

soulignait que « se paye quelquefois sans débourser un denier, un million de livres en une

seule matinée ».15 Plus précisément, à la fin du XVIème siècle, sur les foires de Plaisance où les

grands hommes d'affaires génois régnaient en maîtres, il se "traitait", chaque année, lors des

14 Voir : Favier, 1987, p 187.

15 Claude Boyer. L'arithmétique des marchands. Lyon. 1630. Cité par R. Gascon, in : Braudel, Labrousse. 1977

(1993), tome 1, p 282.

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quatre foires trimestrielles, jusqu'à près de 50 millions d'écus de marc,16 soit plus de sept fois

le montant total des frappes monétaires réalisées par le royaume de France entre 1498 et

1577.17

Ainsi, avec le rayonnement des grandes foires de paiements, les améliorations et

adaptations successives, dont le contrat de change traditionnel avait fait l'objet, débouchaientelles,

à la fin de la Renaissance, sur un système de paiements internationaux suffisamment

souple et autonome par rapport aux mouvements d'espèces métalliques, pour faire face, en

dépit des multiples contraintes et difficultés, à l'essor du grand commerce, qui se jouait

désormais à l’échelle planétaire.

Masquer l’intérêt

On a vu que la lettre de change, en tant qu'instrument de paiement à échéance, recelait,

par nature, des potentialités d'instrument de crédit, et ce, dès l'Expansion Médiévale.

Reprenons l'exemple précédemment retenu pour la présentation du contrat de change :

lorsque l'agent Y utilise les florins reçus pour acheter, à Florence, des marchandises qu'il

revendra à Bruges, contre des gros d'argent, le contrat de change n'est, pour lui, ni plus ni

moins qu'un instrument de financement à crédit d'une entreprise commerciale. De la même

façon, le dépôt, ce contrat de change plus ou moins fictif qui permettait de reporter de foire en

foire le solde des compensations, constituait, de fait, un crédit de trésorerie pour

l'intermédiaire débiteur. Ce n'est cependant qu'à partir du XVème siècle, que se développèrent

des pratiques permettant de faire de la lettre de change un pur instrument de crédit, longtemps

camouflé en instrument de change afin de ne pas remettre ouvertement en cause la

condamnation ecclésiastique du prêt à intérêt. Avant de souligner l'ingéniosité, la souplesse et

l'efficacité du système de crédit ainsi élaboré par les hommes d'affaires de la Renaissance

pour contourner la “contrainte ecclésiastique”, il est nécessaire de rappeler les principales

spécificités des mécanismes de change de l'époque. Dans un souci de simplification, on s'en

tiendra à un marché des changes mettant en jeu deux places (Florence, Bruges) et deux

monnaies (florin, gros de Flandre).

La caractéristique la plus originale des mécanismes de change de la Renaissance

résidait dans l'existence, au-delà des variations globales du taux de change entre deux

monnaies, d'un écart de cours persistant entre les deux places correspondantes : le cours d’une

monnaie était toujours plus élevé sur "sa" place que sur les autres.18 Par exemple, si à un

instant donné le florin s'échangeait à Florence contre 51 gros de Flandre, à Bruges, on

n'obtenait que 49 gros pour un florin. L'existence de ces écarts de cours persistants est

généralement présentée, d'une manière quelque peu évasive, comme liée aux impératifs de

l'équilibre du marché dans les conditions concrètes de l'époque,19 ou comme le résultat d'un

16 Voir : Braudel, 1966 (1986), tome 1, p 461.

17 Au cours de cette période de quatre-vingts ans, les frappes monétaires dans le royaume de France s'élevèrent

à près de 20 millions de livres tournois, (Voir : Braudel, Labrousse. 1977 (1993), tome 1, p 275) et à cette

époque, un écu de marc valait approximativement trois livres tournois.

18 Dans la pratique, le taux de change entre deux monnaies s'exprimait de la même façon sur les deux places. A

Bruges, à Florence ou ailleurs, le rapport florin/gros s'exprimait toujours sous la forme 1 florin = x gros. Ainsi,

par rapport au gros de Flandre, la monnaie de Florence cotait toujours et partout au certain, et par rapport au

florin florentin, la monnaie de Bruges cotait toujours et partout à l'incertain. On disait de Florence qu'elle

"donnait" le certain à Bruges. D'une façon générale mais pas systématique, la place donnant le certain à l'autre

était celle qui, au moment où s'était fixé l'usage, jouissait d'une balance excédentaire des échanges et des

paiements. Du fait de certaines ambiguïtés régnant à ce sujet parmi les historiens, on peut rappeler que le "choix"

de la place donnant le certain à l'autre n'introduisait aucune dissymétrie et n'avait de ce fait aucune influence sur

les mécanismes qui vont être décrits.

19 Voir, par exemple : Delumeau, 1967 (1984). p 214.

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accord général entre hommes d'affaires.20 On observera, plus précisément, que la lettre de

change étant aussi un instrument de crédit, marché des changes et marché des fonds prêtables

tendaient à se confondre, et que ces écarts de change n'étaient, au fond, que l'expression de

taux d'intérêt.

Si elle permettait d'éviter les mouvements d'espèces, la lettre de change ne modifiait

pas sensiblement les délais qu'imposaient alors les paiements à distance. Au temps nécessaire

pour que parvienne au tiré l'ordre de paiement expédié par le tireur, s'ajoutait en effet

l'usance, délai accordé au tiré pour réunir la somme nécessaire au paiement final.21 A titre

d'ordre de grandeur, l'usance était en général de deux mois, pour les lettres de change entre

l'Italie du Nord et la Flandre. Dans un tel cadre, il suffisait que, dans un délai donné à partir

du moment où la lettre lui était présentée, le tiré refuse d'effectuer le paiement et "renvoie" au

tireur l'ordre de rembourser le donneur,22 pour que toute l'opération se transforme en un

crédit, accordé au tireur par le donneur, pour une durée couvrant le délai de refus, l'usance du

remboursement et les temps de transmission des ordres. Dès lors que le cours de chaque

monnaie était plus élevé sur "sa" place, les opérations de change et l'aller-retour fictifs qui

résultaient d'une telle pratique, conduisait à ce que le tireur rembourse finalement au donneur

une somme supérieure à celle qu'il avait initialement reçue. Supposons ainsi, qu'à Florence,

un donneur dépose 1000 florins auprès d'un tireur, dans le but officiel de réaliser un paiement,

en gros de Flandre, à Bruges. En l'absence de tout frais ou commission, le cours étant, à

Florence, de 51 gros pour un florin, le tireur donnera ordre au tiré de payer 51 000 gros à

Bruges. Celui-ci refusant de payer, il demandera au tireur de rembourser au donneur ces 51

000 gros ; le cours étant à Bruges de 49 gros pour un florin, l'ordre de remboursement portera

donc sur une somme de 1041 florins.23

Le refus faisait ainsi de la lettre de change un pur instrument de crédit, d'usage

relativement aisé, et n'entrant pas en contradiction frontale avec les recommandations

ecclésiastiques. Les écarts de cours entre places permettaient d’expliquer l'"intérêt" perçu par

le donneur, et de financer les éventuels frais, commissions et coûts de circulation, liés aux

différentes étapes de l'opération. En outre, comme à partir d'une place donnée, les temps de

circulation, les délais de refus et les usances,24 variaient selon la place choisie pour le refus, le

donneur et le tireur disposaient d'un éventail de choix relativement étendu quant à la durée du

crédit. Bien sûr, le recours à cet instrument impliquait l'acceptation d'un risque de change,

puisque le taux de change “moyen”25 entre deux monnaies pouvait, pour des raisons diverses,

varier au cours de l'opération. Il n'en reste pas moins que, dans la mesure où l’Eglise acceptait

20 Voir, par exemple : Favier, 1987, p 284.

21 Dans la plupart des cas, l'usance débutait au moment où la lettre était présentée au tiré.

22 Au XVème siècle, l'entente initiale pour que le tiré refuse de payer reste tacite. Le refus doit apparaître

imprévu, lié à des motifs divers, tels que le manque de trésorerie du tiré ou l'absence de crédit du tireur sur la

place concernée. Parfois le bénéficiaire "officiellement" lésé se contente d'émettre une nouvelle lettre, prenant

acte du refus et donnant ordre au tireur de rembourser le donneur, parfois le refus, constaté devant notaire, donne

lieu à la rédaction d'un protêt, qui est renvoyé au tireur avec la lettre refusée. Ce n'est qu'au XVIème siècle, que

l'entente initiale fera l'objet d'un accord au grand jour, à travers le pacte de ricorsa.

23 Inversement, un donneur brugeois déposant 50 000 gros pour un paiement fictif à Florence, en récupèrerait 52

041 en fin de course.

24 On peut remarquer que, même si l'usance démarrait généralement au moment où la lettre était présentée au

tiré, et n'incluait donc pas les temps de transmission, elle était le plus souvent (plus ou moins) proportionnelle à

la distance séparant les deux places. Sans doute cette apparente curiosité logique visait-elle justement à étendre

la gamme des durées de crédit.

25 i.e : "au-delà" de l'écart de cours persistant entre deux places.

FORUM DE LA RÉGULATION 2003 : S.Walery 8/8

de ne pas considérer la lettre de change "refusée" comme un prêt à intérêt, l’opportunité était

telle, que les hommes d'affaires, en premier lieu italiens, y recoururent massivement à la fin

du XVème et au XVIème siècles.

En dissimulant le marché des fonds prêtables “derrière” le marché des changes, la

lettre de change avec pacte de refus offrit à l’Eglise une possibilité de ne pas perdre la face, et

permit du même coup aux HAR de multiplier les opérations de crédit indispensables au

développement de leurs activités. Ce lien très étroit, entre l’interdiction ecclésiastique du prêt

à intérêt et la lettre de change avec pacte de refus, explique qu’au cours du XVIème siècle, les

pays réformés, au sein desquels cette interdiction tomba en désuétude, se désintéressèrent peu

à peu de l’instrument de crédit qu’était la lettre de change, et ne participèrent plus

qu’indirectement à ses perfectionnements. Et sans doute est-ce, en partie, parce qu’on put y

abandonner plus rapidement la lourdeur des apparences imposées par les traditions

ecclésiastiques, qu’au XVIIème siècle, les Provinces Unies, haut lieu de la Réforme, se

substituèrent à l’Italie du Nord, zone d’influence privilégiée de l’Eglise romaine, comme

cœur de l’innovation en matière monétaire et financière.

Finalement, sur la base de l’instrument très embryonnaire qu’était le contrat de

change, et par d’incessantes améliorations, adaptations et extensions, les HAR parvinrent peu

à peu à élaborer un système complexe, cohérent et efficace, de paiement, de change et de

crédit, à l’échelle de l’économie-monde occidentale. C’est pourquoi, la lettre de change

constitue, pour beaucoup, le symbole de l’ingéniosité et de la créativité des HAR. Pour autant,

même en se limitant à la dimension monétaire et financière, bien d’autres innovations de

l’époque26 contribuèrent, en repoussant telle ou telle contrainte, à faciliter l’organisation des

paiements, de la circulation monétaire et du crédit.

Surtout, la créativité organisationnelle, institutionnelle et technique des HAR, dont la

lettre de change constitue un exemple, s’étendit à quantité d’autres domaines que les

paiements, le change et le crédit. On assista ainsi à un véritable foisonnement d’institutions

visant à regrouper les capitaux et à faire collaborer les hommes, depuis de pures sociétés de

personnes à responsabilité illimitée, jusqu’à de pures sociétés de capitaux à part cessibles et à

responsabilité limitée.27 Parallèlement, sur la base de techniques très simples héritées de

l’Empire Romain, les HAR élaborèrent des outils de gestion des risques de plus en plus

perfectionnés, jusqu’à mettre au point, au début du XVIème siècle, de véritables compagnies

d’assurance spécialisées dans la couverture des risques du commerce au loin.28 Dans le

domaine de la comptabilité, les progrès furent tout aussi considérables, avec la mise au point

des tableaux comptables,29 l’articulation des différents comptes, l’inscription en partie double

et l’“invention” du compte pertes et profits. Enfin, on ne saurait évoquer l’ingéniosité et la

créativité des HAR sans mentionner l’envergure et le degré de performance (vitesse, volume)

des réseaux de collecte et de circulation de l’information qu’ils développèrent, moyennant des

investissements considérables.

L’ingéniosité et la créativité, dont firent preuve les HAR pour refuser l’intangibilité

des contraintes et adapter la réalité matérielle aux nécessités de l’accumulation, se déployèrent

ainsi dans de multiples directions, et portèrent non seulement sur des techniques, des

instruments, des organisations ou des institutions, mais aussi sur des comportements, des

26 Changeurs, banques d’écriture, billet “anversois”, ventes et achats à terme, foires de paiements…

27 Commandes simples ou à participation, commissions, maisons commerciales ou compagnies familiales,

succursales et filiales, sociétés en commandite, sociétés à parts cessibles…

28 La redécouverte du prêt à la grosse aventure, le change maritime, les ventes à terme avec clause d’annulation,

le contrat d’assurance “à la florentine”, les sociétés d’assurance et de réassurance…

29 Qui consistent à regrouper les opérations par catégorie, au lieu de les inscrire de façon purement

chronologique.

FORUM DE LA RÉGULATION 2003 : S.Walery 9/9

règles, des conventions, des valeurs… Alors qu’avec le mouvement humaniste la Renaissance

découvrait l’individu et ses potentialités, les hommes d’affaires, mettant leur créativité

matérielle et sociale au service exclusif de l’accumulation, “inventaient” l’esprit du

capitalisme.

Serge Walery (Aix-Marseille II)

Septembre 2003

FORUM DE LA RÉGULATION 2003 : S.Walery 10/10

OUVRAGES CITÉS

- Michel AGLIETTA, André ORLÉAN (1982). La violence de la monnaie. PUF, Paris.

- Michel AGLIETTA, André ORLÉAN (2002). La monnaie entre violence et confiance,

Odile Jacob, Paris.

- Pierre BOURDIEU (1992). Réponses. Seuil, Paris.

- Fernand BRAUDEL (1966). La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque

de Philippe II. 2 tomes. Armand Colin, Paris. (6ème édition, 1986).

- Fernand BRAUDEL, Ernest LABROUSSE (1977). Histoire économique et sociale

de la France. 4 tomes. P.U.F. Paris. (Réédition Quadrige, 1993).

- Fernand BRAUDEL (1979). Civilisation matérielle, économie et capitalisme. 3

tomes. Armand Colin, Paris.

- Jean DELUMEAU (1967). La civilisation de la Renaissance. Arthaud, Peuples et

Civilisations, Paris. (Réédition 1984).

- Jean FAVIER (1987). De l’or et des épices ; naissance de l’homme d’affaires au

Moyen Age. Fayard, Paris.

- Jean-Claude MARGOLIN (1977). L’avènement des Temps modernes. PUF,

Peuples et Civilisations, Paris.

- Raymond de ROOVER (1953). L’évolution de la lettre de change (XIVème-XVIIIème

siècles). Armand Colin, Paris.

 






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